COMMENTAIRES VII

Nous regardions
sans le comprendre le paseo des morts

 

 

Écrire n’est pas mon fort ; j’aurais voulu montrer, par la peinture s’il le faut, et que cela suffise. Mais la médiocrité de mes talents fit que je me retrouvai être le narrateur. Cela n’intéresserait personne, cette narration de menus événements, mais je m’obstinai à retracer en français un peu de la vie de ceux qui le parlent, je m’entêtai à raconter l’histoire d’une communauté de gens qui peuvent se parler car ils partagent la même langue, mais qui échouent à se parler car ils trébuchent sur des mots morts. Il est des mots que l’on ne prononce plus, mais ils restent, et nous parlons avec des grumeaux de sang dans la bouche, cela embarrasse les mouvements de notre langue, nous risquons de nous étrangler alors nous finissons par nous taire.

C’est là une conséquence banale des périodes violentes de l’Histoire : certains mots en usage explosent de l’intérieur, engorgés du sang qui caille, victimes d’une thrombose de la circulation du sens. Ces mots-là, qui meurent d’avoir été utilisés, on ne peut plus les employer sans se tacher les mains. Mais comme ils sont toujours là, on les évite, on en fait le tour l’air de rien, mais faire le tour se voit ; on emploie des périphrases et un jour on trébuche, car on oublie que l’on ne pouvait pas les dire. On emploie ces mots engorgés de sang et ils giclent, on éclabousse l’entourage des caillots qu’ils contiennent, on tache la chemise de ceux qui nous entendent, ils se récrient, ils reculent, ils protestent, on s’excuse. On ne se comprend pas. On a employé par inadvertance un mot mort, qui traînait là. On aurait pu ne pas l’employer mais on l’a dit. On voulait l’employer mais on ne peut plus ; il s’est chargé d’Histoire, qui est de sang. Il reste là, ce mot malade de coagulation, malade de l’arrêt de ce qui en lui bougeait, il reste là, dangereux, comme une menace d’infarctus de la conversation.

Écrire n’est pas mon fort, mais, j’écris pour lui, qui ne peut rien raconter à personne, pour qu’il m’apprenne à peindre ; et j’écris aussi pour elle, pour lui dire ce qu’elle est, et qu’elle veuille bien que ceci que je raconte, elle-même, m’ouvre ses bras.

Écrire n’est pas mon fort, mais, poussé par la nécessité et le manque de moyens, je m’y efforce alors que je ne voudrais que peindre, montrer du doigt en silence et que cela suffise. Cela ne suffit pas. Je veux continuer d’entendre parler, j’appréhende que ma langue ne s’éteigne, je veux l’entendre, je veux reconstituer ma langue abîmée, je veux la retrouver tout entière avec tous ceux qui vivent d’elle et la font vivre, car elle est le seul pays.

Nous perdons des mots à mesure de l’effilochement de l’Empire, et cela revient à perdre une part des terres où nous habitions, cela revient à réduire l’étendue du « nous ». Il est des morceaux pourris en notre langue, une part malsaine de mots immobilisés, du sens coagulé. La langue pourrit comme la pomme là où elle a reçu un choc. Cela date du temps où le français, langue de l’Empire, langue de la Méditerranée, langue des villes grouillantes, des déserts et des jungles, du temps où le français, d’un bout à l’autre du monde, était la langue internationale de l’interrogatoire.

J’essaye de raconter de lui ce qu’il n’a jamais dit. J’essaye de dire d’elle ce qu’elle n’ose imaginer. J’aurais préféré montrer ; j’aurais préféré peindre ; mais il s’agit de verbe, qui circule en nous et entre nous et menace de se bloquer, et le verbe ne se voit pas. Alors je narre, pour éviter l’accident qui nous laisserait coagulés, paralysés, très vite nauséabonds, nous tous, nous deux, moi-même.

 

J’écris pour toi, mon cœur. J’écris pour que tu continues de battre tout contre moi, pour que le sang continue de glisser sous ta peau, sous la mienne, dans des conduits souples gainés de soie. Je t’écris, mon cœur, pour que rien ne s’arrête, pour que le souffle ne s’interrompe pas. Je dois pour t’écrire, pour te maintenir en vie, pour te garder souple, chaude, circulante, utiliser toutes les ressources de la langue, tous ces verbes tremblants et presque flous, la totalité de ces noms comme un trésor de pierreries, comme un coffre énorme, chacun reflétant une lueur par ses facettes polies par l’usage. J’ai besoin de tout pour t’écrire, mon cœur, pour construire un miroir de verbe où tu te mires, miroir mouvant que je tiens entre mes mains serrées, et tu t’y regardes, et tu ne t’éloignes pas.

Je réfléchis, je construis un miroir, je ne fais que refléter. J’examine chaque détail de ton apparence, chaque détail épiphanique de ton corps qui tous font écho dans le réel du battement du sang à l’intérieur de toi, mon cœur, du glissement rythmé du sang dans tes vaisseaux gainés de soie, résonance dans la grotte rouge où j’entre, oh ! grotte de velours ! où je reste, et défaille.

Et plus que tout j’aime en toi le mélange des temps, cet état de présence que tu as pour moi et qui m’est un cadeau perpétuel, ces marques qui te sculptent et sont autant de parts de ta vie achevées, et d’autres en cours, et d’autres à venir, j’aime cette vitalité à l’œuvre comme le sang qui s’écoule, qui est l’évidente promesse que rien ne s’arrête, que l’après viendra, comme maintenant, comme un présent perpétuel qui me serait fait.

J’aime, plus que tout, les aspérités de ton apparence ; elles me montrent que la vie passe depuis toujours et pour toujours, et que dans cet écoulement, dans ce mouvement même, elle est possible. Oh mon cœur ! tu palpites tout contre moi comme le rythme même du temps, j’aime la chair de tes lèvres qui sourient quand je te parle, qui acceptent et délivrent des caresses que ne peuvent pas les mains ; j’aime le duvet frissonnant de ta chevelure, gris, blanc, nuage de duvet de cygne autour de tes traits, j’aime l’alourdissement de tes seins qui s’épanouissent comme une argile douce prend la forme, lentement, de ce qui la contient ; j’aime l’élargissement de tes hanches qui te donnent cette courbe très pure de l’amande, courbe des mains jointes, pouce contre pouce, index contre index, forme exacte de féminité immémoriale, forme de la fertilité. Tu es fertile, le verbe pousse tout autour de toi ; j’entends le temps glisser en toi, mon cœur, le temps sans début ni fin, comme le sang, comme le fleuve, comme le verbe qui nous traverse.

Que tu aies mon âge, mon cœur, exactement mon âge, fait partie de l’amour que j’ai pour toi. Les hommes de mon âge s’efforcent de rêver à quelque chose qui n’a pas d’existence, ils rêvent d’un point immobile dans le cours du temps, un caillou posé dans le fleuve, une pierre qui dépasserait et serait toujours sèche, et qui ne bougerait pas, jamais. Les hommes de mon âge rêvent de coagulation et de mort, que tout s’arrête enfin, ils rêvent de femmes très jeunes sans aucune marque du temps et qui auraient toute l’éternité devant elles. Mais l’éternité ne bouge pas.

Tu n’imagines pas ce qu’avec toi je possède. Ces ridules au coin de tes yeux que parfois tu regrettes, que tu envisages de cacher et qu’aussitôt j’embrasse, m’offrent la durée tout entière. Je le dois à Salagnon. Je lui suis reconnaissant de m’avoir rendu le temps tout entier, de m’avoir enseigné – sans qu’il le sache peut-être, mais il me l’a montré – comment le saisir, comment me glisser en lui sans le troubler, et flotter en paix sur sa surface irréversible ; au même rythme, exactement au même rythme. Le mystère, dis-je à ton oreille, le mystère, dis-je tout doucement, moi couché contre toi, le mystère est que je n’ai pas eu à me battre pour t’atteindre. Les trésors sont gardés, mais toi je t’ai trouvée sans me battre. « Parce que je t’attendais », soufflas-tu. Et cette réponse-là m’expliquait tout ; elle me suffisait.

 

Je l’emmenais au cinéma ; je tiens beaucoup au cinéma. Parmi tous les modes de narration, c’est celui qui montre le plus, c’est celui auquel on accède le plus facilement car il s’agit juste de voir ; c’est le plus répandu parmi nous. On voit les mêmes films, on les voit ensemble, les récits du cinéma sont partagés entre tous.

Je l’emmenais au cinéma en la tenant par la main, nous nous asseyions dans les gros fauteuils rouges et nous levions les yeux ensemble, vers ces visages immenses et lumineux qui parlaient pour nous. On se tait dans la salle de cinéma. Le cinéma raconte des histoires fausses qui se déroulent en pleine lumière, devant nous assis bougeant à peine, silhouettes obscures alignées, bouches bées devant ces grands visages éclairés, beaucoup plus grands, et qui parlent.

Les histoires captivent, mais il en est trop, on les oublie au fur et à mesure. Cela ne sert de rien que d’en accumuler encore, on peut se demander pourquoi on se presse, pourquoi on vient voir, encore et encore, des histoires fausses. Mais par ailleurs le cinéma est un procédé d’enregistrement.

La caméra dont on se sert, la petite chambre, capte et garde dans son intérieur l’image de ce qui s’est déroulé devant elle. Dans le cinéma du XXe siècle on devait arranger les lieux, et faire jouer des gens dans la petite chambre. Ce que l’on filmait, travesti de fiction, avait existé. Alors nous dans la salle, les yeux grands ouverts et levés, la bouche muette, nous voyions devant nous en grand, en pleine lumière, parler les morts dans leur éternelle jeunesse, réapparaître intacts les lieux disparus, se dresser à nouveau les villes maintenant détruites, et certains visages murmurer leur amour à d’autres visages dont il ne reste que poussière.

Le cinéma changera, il deviendra une région mineure du dessin animé, n’aura plus besoin d’aucun lieu réel ni d’aucun visage vivant, on peindra directement sur l’écran, l’histoire même se déroulera sur l’écran, mais alors elle ne nous concernera plus. J’ai aimé passionnément ce balbutiement des techniques, cette machine à histoires qui fut contemporaine des trains à vapeur, des moteurs à explosion, des téléphones à fils, cette machine physique qui imposait de faire jouer des gens en des lieux ; et ceci que nous voyions sur l’écran illuminé, seule lumière dans la salle obscure à part nos yeux brillants alignés, à part la boîte verte qui indique la direction des issues de secours, ceci que nous voyions avait eu lieu vraiment. L’écran que nous regardions sans rien dire était une fenêtre sur le passé disparu, une fenêtre ouverte dans le mur du temps qui se refermait ensuite quand la lumière dans la salle revenait. Penchés à la fenêtre, interdits de sortir, assis sur ordre et en ligne dans l’obscurité, nous regardions sans le comprendre le paseo des morts.

Je l’emmenais, elle me faisait confiance pour choisir, j’avais tant vécu devant la lanterne magique que je savais bien ce qui nous procurerait le plus de bonheur. Alors j’allai voir avec elle La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo.

Ce film était une légende car personne ne l’avait vu. On l’avait interdit, on en parlait à mi-mots, il était une légende de gauche. « Un film magnifique, disait-on. Magnifique par les gens, les acteurs qui sont parfois les vrais protagonistes… Il n’y a presque pas de reconstitution… On a vraiment l’impression d’y être… C’est un grand film, qui a été interdit longtemps… en France, bien entendu », disait-on.

Quand il fut enfin visible, je désirais l’emmener, je le lui expliquai. « Le vieux type que je vois, il m’apprend à peindre. En échange il me parle de la guerre. – Laquelle ? – Celle qui a duré vingt ans. Il l’a vue de bout en bout, alors je voudrais moi aussi voir ce film dont on parle ; je voudrais voir ce que l’on a filmé, pour comprendre ce qu’il me dit. »

Nous vîmes enfin cette légende de gauche, ce film interdit longtemps, scénarisé par le chef de la zone autonome d’Alger, qui jouait son propre rôle. Je le vis, et je fus étonné que l’on ait cru devoir l’interdire. On la sait bien, la violence. On sait bien que quand Faulques et Graziani disaient obtenir des informations par une paire de claques, c’était faux. On sait bien que « paire de claques » était une métonymie, la part visible que l’on peut admettre de la masse obscure des sévices dont on ne dira rien. On le sait. Le film l’évoque mais ne s’y attarde pas. La torture est une technique fastidieuse, longue, qui ne convient pas au cinéma. Les paras interrogent les suspects : ils travaillent. Ils chassent l’information dans le corps où elle est cachée, sans sadisme ni racisme ; le film ne montre aucun débordement. Ils traquent les membres du FLN, ils les trouvent, ils les arrêtent ou les tuent. Ces techniciens militaires n’éprouvent pas de haine, leur professionnalisme peut faire peur, mais ils font la guerre, et ils tâchent de la gagner ; à la fin ils la perdent.

Les Algériens, eux, ont la noblesse d’un peuple soviétique ; chacun dans le film est un exemplum marxiste, que le cinéaste filme à la façon d’un statuaire. Il montre les figures du peuple en gros plans au milieu des scènes de rue, individus sans nom au milieu d’une foule de leurs semblables, joyeux quand il le faut, en colère quand il le faut, toujours dignes, et chacun des portraits indique ce qu’il convient de ressentir à leur apparition.

Le film est d’une clarté admirable. Les héros algériens meurent, mais le peuple anonyme les remplacera ; l’agitation de la rue est irrépressible, les techniciens de la guerre ne peuvent rien contre le sens de l’Histoire. On montrera le film à tous les petits Algériens, ils apprendront leur geste héroïque, ils seront fiers d’appartenir à ce peuple obstiné, ils souhaiteront ressembler à ces beaux portraits immobiles tirés de la foule, dans ce noir et blanc grenu des fictions de gauche qui voudraient passer pour des documentaires. Le colonel Mathieu – on reconnaît bien de qui il s’agit – est remarquable d’intelligence. Sans haine il conçoit et exécute un plan parfait. Yacef Saadi est prodigieux d’héroïsme bravache. Ali La Pointe, le tueur, a le romantisme du lumpenprolétariat, et il meurt à la fin car on ne saurait quoi en faire : il est provisoire. Tout est bien ficelé, tout est clair, rien n’est dans l’ombre. J’ai bien compris ce film. Personne n’est mauvais, il est juste un sens à l’Histoire auquel on ne s’oppose pas. Je ne comprenais pas que l’on ait cru devoir l’interdire. Ce fut tellement plus sordide.

Cela fut bien plus sordide que le film n’ose se montrer, le FLN coupait des nez et des lèvres et des couilles au sécateur, les parachutistes électrocutaient des types englués dans leur merde, les pieds baignant dans leur pisse. Tout le monde y avait droit, les coupables, les suspects, les innocents. Mais il n’y avait pas d’innocents, il n’y avait que des actes. Le moulin broyeur hachait les gens sans leur demander leur nom. On tuait machinalement, on mourait par hasard. La race, cette affectation approximative à un groupe, lue sur les visages, faisait mourir. On trahissait, on liquidait, on ne savait pas vraiment qui appartenait à quoi, on assassinait sur la foi de ressemblances, la duplicité était le moteur inépuisable qui mouvait la guerre, moteur à explosion, moteur électrique, associé à une violence que l’on essaiera de ne pas décrire.

Mais oublions. C’est la paix des braves maintenant, Trinquier le paranoïaque et Saadi l’histrion peuvent bavarder à la télévision. Le peuple uni ne sera jamais vaincu. Tout est clair dans La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo. Mais il me paraissait étrange, ce film simple. Quelque chose d’invisible dans les lieux qu’il montrait me laissait une inquiétude que je ne comprenais pas. Je savais qu’il avait été tourné dans Alger même, avec les gens qui vivent là, ceux que l’on appelle maintenant les Algériens, alors que ce nom auparavant en désignait d’autres. Les lieux me paraissaient vides. Les Européens étaient à leur balcon comme des marionnettes sur un castelet. Le stade que l’on voit lors d’un attentat était cadré serré, comme dans un film historique où l’on évite les lignes électriques ou le passage des avions. Une Jeep pleine de soldats filait dans une rue vide, portes fermées, boutiques fermées, avec quelques Européens au balcon posés comme des géraniums, très peu, et tout raides. Le décor de ce récit bien clair me procurait un trouble dont j’avais à peine conscience. Je n’y pensais pas vraiment ; et à la fin je vis les chars.

De chars, il n’y en avait qu’un, entouré de gardes mobiles dans le virage au-dessous de Climat de France. Tout seul il figurait les chars, qui sont dans le légendaire de gauche la figure du maintien de l’ordre, la figure de l’écrasement du peuple. Dans les dernières scènes de La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, on voit l’appareil répressif de l’État préfasciste français tenter de mettre au pas le peuple algérien – je n’ajoute pas « progressiste » à « peuple », ce serait pléonastique – et malgré toutes ses ressources techniques n’y point parvenir. La vitalité populaire avait raison de l’outil répressif. Sous les murs de Climat de France, entre des gardes mobiles vêtus de noir apparaissait un char. J’éclatai de rire.

Je fus le seul à rire, et tout contre moi elle fut étonnée, mais je pressai sa main avec tant d’amour qu’elle sourit à son tour et se serra un peu plus contre moi.

Je connaissais ce char qui venait d’apparaître dans le virage en dessous de Climat de France. J’avais lu, enfant, l’Encyclopédie Larousse, la version illustrée de planches en couleurs, et j’aimais plus que tout la page Uniformes, la page Avions, la page Blindés. Ce char à l’écran n’était pas français mais russe. Il s’appelait ISU 122, char lourd chasseur de chars. On le reconnaît à son canon bas, inséré dans une tourelle fixe qui lui fait deux épaules renfrognées, et aux bidons à l’arrière, qui contiennent je ne sais quoi, peut-être rien. Je m’y connaissais en blindés, j’en avais couvert les marges de mes cahiers d’école, j’avais dessiné celui-là avec son canon bas et ses bidons arrière. Pontecorvo avait tourné sur place, à Alger, avec les gens mêmes qui avaient vécu cela. Dans le légendaire de gauche c’était bien là une preuve d’authenticité. Mais tourner à Alger en 1965 un film qui se déroule en 1956 est un mensonge. En 1965, la ville de 1956 n’existait plus. Comment trouver des Européens à Alger en 1965 ? Il fallait les faire revenir d’on ne sait où, les placer sur les balcons comme autant des plantes en pots, et cadrer serré le stade qu’ils ne pouvaient remplir. Comment tourner en 1965 dans la ville européenne d’Alger sinon en la vidant de ses nouveaux habitants, en refermant les boutiques laissées en 1962, et en espérant que cela ne se remarque pas, en barrant ses rues pour que la foule des nouveaux habitants n’y apparaisse pas ? Comment trouver des parachutistes et des gardes mobiles en 1965 sinon en déguisant des militaires et des policiers algériens ? Comment trouver un char français à Alger en 1965 sinon en utilisant un char de l’ALN, fourni par l’URSS, et en espérant que personne ne le reconnaisse ? Il en était beaucoup de ces chars dans les rues d’Alger en 1965, puisque l’ALN prenait le pouvoir. L’armée était là avec ses troupes régulières et ses chars, il suffisait qu’ils se déguisent pour tourner. Pontecorvo était à Alger en 1965, cinéaste officiel du coup d’État. Il était un sale type, les cinéphiles le savaient. Il avait quelques années auparavant déclenché un travelling dans un autre film, et c’était une question de morale. Il avait décidé un travelling qui démarrait au moment où une jeune femme dans un camp de concentration se suicidait, elle se jetait sur les barbelés, et au moment du choc, au moment de sa mort fictive sur les barbelés fictivement électrifiés, il lançait le travelling pour la recadrer, pour en faire un tableau de la souffrance. Passe encore que l’acte soit improbable selon les déportés eux-mêmes ; mais il est des règles morales au cinéma. L’homme qui décide de recadrer un cadavre en contre-plongée n’a droit qu’au plus profond mépris.

Au moment même du coup d’État Pontecorvo mettait l’Histoire en boîte, il offrait à la République militaire algérienne le fondement de son mythe. La Bataille d’Alger est exactement le film officiel des accords d’Évian : l’accord entre les deux appareils politico-militaires, celui qui part, celui qui le remplace. Voilà pourquoi les parachutistes dans ce film sont de bonne compagnie. Saadi le déchiqueteur de passants et Trinquier l’électrocuteur général signent la paix des braves. Dans une mêlée confuse où tant d’adversaires furent aux prises, trois, six, douze, seuls ces deux-là gardent à la fin la parole. Ils se partagent le butin, et font disparaître les autres. Voilà quel était mon trouble, je le comprenais enfin : la ville européenne d’Alger était vide, trop vide pour une ville méditerranéenne. Elle venait d’être vidée. Ceux qui l’habitaient venaient d’être effacés.

Trinquier et Saadi peuvent bavarder en vieux camarades, ils se mettent d’accord pour n’évoquer qu’un seul peuple algérien, un peuple uni, radieux de son identité retrouvée, qui n’existe pas ; ils se mettent d’accord pour ne rien dire d’un peuple pied-noir évacué en quelques semaines. Ceux-là gênaient, leur existence même était une gêne ; on leur dénia le droit à l’Histoire. Quand les empires se transforment en nations, il faut effacer ceux dont on ne peut inventer l’appartenance.

Voilà donc les seuls méchants du film, ceux qui n’ont droit à aucun portrait, ceux que l’on ne voit que de loin, qui ne sont que braillards, racistes et mesquins, lyncheurs d’enfants, lyncheurs de vieillards, cabots jappant et lâches qui n’auront plus droit à l’existence. Ils ont tort d’être, le film insiste, l’Histoire les laisse sur ses berges, en cadavres abandonnés déjà pourrissants. Le char qui monte à Climat de France clôt l’Histoire, et son déguisement montre ce qui se passe. Le char faux français mais vrai soviétique, entouré de figurants déguisés en Français qui sont de vrais militaires algériens, réprime de véritables Algériens qui jouent des Algériens. Mais eux sont les vrais réprimés. Dans les rues alentour sont garés les chars de l’ALN, qui contrôlent la capitale et prennent le pouvoir. Cette image, le char dans le virage sous Climat de France, on pourrait l’afficher, photogramme agrandi, et ce serait un tableau : Tombeau pour le peuple algérien tout entier. Peuple algérien disparu pour une part, réprimé pour l’autre part, deux fois sur la même image. L’armée des frontières s’emparait du pouvoir, Gillo Pontecorvo tournait La Bataille d’Alger dans Alger vidé, ils écrivaient l’Histoire. Dans cette guerre qui divisait jusqu’à l’intérieur des individus, dont la trahison infinie fut le moteur, deux parties parlèrent clairement pour tous, l’une pour la France, l’autre pour l’Algérie. Et c’est là mentir.

Le cinéma est une fiction ; il est par ailleurs un procédé d’enregistrement. Le char avait été là, les rues vides avaient été là, la nuée de figurants déguisés avait été là : le réel s’était fixé sur la pellicule et restait. Quand l’écran s’éteignit et que la salle bourdonnante se ralluma, quand les lumières se furent inversées, je me levai d’un coup, raide et furieux, et elle s’inquiéta de ma colère dont elle ne comprenait pas la cause. J’aurais voulu lui expliquer pourquoi une image m’agitait ainsi, mais je ne savais pas comment le dire en quelques mots. Il aurait fallu commencer par le Grand Larousse illustré, expliquer pourquoi je m’y connaissais en chars par goût de petit garçon, et lui redire toute la vie de Salagnon comme il me l’avait racontée, et comme je l’avais comprise, et lui dire ce que nous vivons ici depuis quarante ans. Les gens quittaient la salle d’un air pénétré, ils avaient le sentiment d’avoir enfin vu un film interdit, qui disait le vrai puisqu’on avait tenté de le cacher. Personne sans doute dans cette salle ne voyait le mensonge sur l’écran, car personne sans doute ne connaissait les chars.

Elle m’accompagnait, silencieuse et confiante. Nous sortîmes du cinéma, nous fûmes dans le vacarme de l’après-midi, dans la rue piétonne et sa chaleur, où la foule allait dans les deux sens. « Je t’emmène à Voracieux, lui dis-je. Tu verras cet homme qui m’apprend à peindre. » Nous prîmes le métro jusqu’au bout de la ligne, puis le bus. Elle était assise contre moi, la tête sur mon épaule, interrogative mais sans rien demander. « Il m’apprend à essayer de te peindre, dis-je alors que nous roulions entre les tours. Je n’y arrive pas très bien mais je ne désire rien de plus fort. » Elle m’embrassa doucement. Je pensais à l’horrible image qui verrouillait ce film, qui le faisait choir d’un coup dans le mensonge alors que chaque détail était vrai, cette image du char sous Climat de France comme un lapsus qui montre en voulant cacher, qui tente de dire ce que l’on estime vrai mais manifeste ce qui est vraiment, par l’obstination d’un détail impossible à cacher.

Quand nous fûmes assis dans son salon si laid, je m’en ouvris à Salagnon. Il rit.

« Mais je sais bien ce que tu dis. Je vis avec une pied-noir depuis si longtemps ».

Et très doucement il caressa la joue d’Eurydice assise contre lui, qui lui sourit d’un sourire si doux que toutes les ridules qui marquaient sa peau de soie froissée s’évanouirent. Il ne resta que son visage si beau, éclatant. Elle n’eut d’autre âge que celui de son sourire : quelques secondes.

« Cela ne se voit pas, ce que vous avez vécu. Il n’en reste aucune trace. »

J’englobais d’un grand geste cette décoration impersonnelle qui nous entourait d’une façon oppressante.

« C’est l’absence de traces qui est la trace.

— Arrêtez avec vos propos chinois. Ce sont des trompe-l’œil pour faire croire à des profondeurs. Parlez vraiment.

— Il devrait y avoir des traces, mais il n’y en a pas. J’ai ramené Eurydice. Si je veux qu’elle reste à mon côté, il faut que nous ne nous retournions pas ; jamais. Sinon elle disparaîtrait dans le trou d’amertume qu’ont laissé les pieds-noirs en partant. Je ne dois pas me retourner, juste la sortir de l’enfer, et rester avec elle ; ne plus jamais parler d’avant.

— Qu’avez-vous fait, depuis ; depuis que vous êtes là ensemble ?

— Rien. Tu ne t’es jamais demandé ce que font l’homme et la femme qui se sont rencontrés pendant un film d’action ? Ce qu’ils font, après le film ? Eh bien, rien. Le film s’arrête, la lumière s’éteint, on rentre à la maison. J’ai fait un petit jardin, que tu as vu, où il ne pousse pas grand-chose.

— Vous n’avez pas eu d’enfant ?

— Aucun. Quand on a vécu ceci, soit on en a beaucoup, et on ne pense qu’à eux, soit on n’en a pas, et on ne pense qu’à nous. Nous nous aimions assez, je crois, pour ne penser qu’à nous. »

Ils se turent tous les deux ; ils se taisaient ensemble, et cela était plus intime encore que de parler ensemble. Je ne les interrompis pas.

Par la porte ouverte je voyais un couloir, et au bout, sur le mur, un couteau pendu à un clou oscillait, à je ne sais quel courant d’air car je ne sentais rien, les fenêtres étaient closes. Sa gaine de cuir tout usée émettait une lueur rouge sombre, la couleur du cuir brut à peine teint, la couleur du soir qui maintenant tombait autour de nous, la couleur d’une lame gonflée de rouille ; la couleur d’un encroûtement de sang, qui entourerait la lame et la dissimulerait entièrement. On ne voyait pas la lame, gainée de cuir, gainée de rouille, gainée de sang séché, on voyait une émanation rougeâtre qui oscillait au bout d’un lien suspendu à un clou. Le sang bouge de lui-même, inlassablement, il émet une sombre lueur, une chaleur douce qui nous maintient en vie.

« La peinture m’a aidé, dit-il enfin, aidé à ne pas me retourner. Pour peindre, je dois être là, rien d’autre ; grâce à la peinture ma vie se contente d’une feuille. Je peux te donner l’art du pinceau si tu viens encore me voir, c’est un art modeste, juste à la mesure de ce que peuvent les mains, une touffe de poils serrés, une goutte d’eau. L’art du pinceau, si tu le pratiques pour ce qu’il est, te permet de vivre sans orgueil. Il te permet juste de t’assurer que tout est là, devant toi, et que tu as bien vu. Le monde existe et c’est bien comme ça, même s’il est d’une cruauté que l’on n’imaginait pas, et d’une grande indifférence. »

Il se tut encore. Je ne l’interrompis pas. Je n’entendais plus que nos respirations, la mienne, la sienne, et la respiration des deux vieillards assis devant nous, cet homme grand et maigre et cette femme à la peau finement fripée, leur respiration un peu sifflante, un peu grumeleuse, irrégulière d’être tant passée par leurs bronches usées, polies par des années de souffle. Assise à côté de moi, mon cœur, elle n’avait pas dit un mot. Elle avait regardé Salagnon sans rien perdre de ce qu’il disait, elle fixait sans détourner les yeux le vieillard qui m’apprenait ce dont j’ignorais tout, et qui en échange m’enseignait un art dont je voulais me servir avec elle. La lumière du soir passait par la fenêtre voilée de mousseline. Ses cheveux touffus parsemés de blanc l’auréolaient de duvet de cygne. Ses lèvres fermes brillaient d’un rouge profond, ses yeux diffusaient une lueur que je croyais violette, trois taches couleur de sang au cœur d’un nuage de plumes. Je ne savais ce que tu pensais alors, mon cœur ; mais si tu avais su ce que je pensais à l’instant, nous tous immobiles, si tu avais su ce que je pensais de toi sans interruption, tu serais venue te blottir dans mes bras et tu y serais restée toujours. J’étais sûr que par la porte ouverte, au bout de ce couloir, le couteau pendu à un clou, dans sa gaine, bougeait.

Salagnon changea de position avec une grimace. Il étendit sa jambe.

« La hanche, murmura-t-il. La hanche me fait souffrir à certains moments. Je ne sens rien pendant des années, et puis cela revient. »

Je voudrais le lui demander, ce qui exactement le fait souffrir. Peut-être, si je demandais à cet homme quel est son tourment, le guérirais-je de sa blessure. Le cœur battant je m’avançai sur mon fauteuil de velours rêche, inconfortable et terne. Elle me regardait, mon cœur, elle sentait que j’allais lui parler, elle me soutenait de ses yeux, de ses lèvres, de ces trois lueurs intenses, rouges, auréolées d’un duvet de cygne. Je m’avançai, mais je baissai les yeux, et je pris machinalement un petit objet lourd qui traînait sur la table basse. Je l’avais toujours vu à la même place, dans une coupelle, ce qui n’étonnait pas car chez Salagnon tout était comme vissé, avec une science de la déco que l’on ne voit que dans les catalogues ou les séries télé. Cet objet dense, je l’avais toujours vu, je ne m’étais jamais demandé ce que c’était, car ce qui est toujours là on ne le voit pas. Je m’étais avancé en hésitant jusqu’au bord de mon fauteuil, il était à portée de main juste devant moi, je l’avais pris. Il pesait, ramassé et métallique, fait de pièces refermées dans un manche de bakélite. Je n’avais jamais su ce que c’était. Ce soir-là j’osai lui demander :

« Qu’est-ce que c’est, cet objet toujours là ? Un couteau suisse ? Un souvenir ? Alors que vous ne gardez rien ?

— Ouvre-le. »

Je dépliai les pièces de métal avec un peu de peine. Elles pivotaient sur leur axe grippé, une lame courte et tranchante, banale, et une pointe de section carrée, longue comme le doigt, bien solide.

« C’est bien un couteau suisse, dis-je. Mais sans ouvre-boîte, sans lame à tartiner, sans tournevis. Vous vous en servez pour quoi ? Pour ramasser les champignons ? »

Il sourit avec bonheur.

« Tu ne sais pas ce que c’est ?

— Non.

— Tu n’as jamais rien vu de semblable ?

— Jamais.

— C’est un couteau à énuquer ; pour tuer quelqu’un en silence, en lui enfonçant la pointe dans le petit creux de la nuque, juste sous le crâne. Avec une main ferme cela rentre sans peine. L’autre main lui tient la bouche, il meurt instantanément, sans que personne ne s’en aperçoive. Ce couteau a été conçu dans ce but, il ne peut servir qu’à ça, tuer les sentinelles sans qu’elles crient. J’ai appris à m’en servir, j’ai formé d’autres à s’en servir, nous le portions replié dans une poche quand nous étions dans la jungle. Celui-là c’est le mien. »

Je reposai l’objet sur la table, sans le heurter, n’osant pas le refermer.

« Je suis heureux que tu ne le reconnaisses pas.

— Je ne savais même pas que cela existait.

— Nous avions des outils pour la guerre. Je viens d’un monde dont on n’a plus idée. On se tuait au couteau, on s’éclaboussait du sang des autres, on s’essuyait machinalement. Maintenant quand ça saigne, c’est soi ; on ne touche plus au sang des autres. On ne s’approche plus, on broie à distance, on utilise des machines. C’est fini, ce métier où l’on sentait l’odeur de l’autre, et la chaleur de l’autre, et la peur de l’autre se mêler à notre peur au moment de le tuer. Je vois maintenant des publicités pour l’armée. On peut s’engager, faire carrière, c’est un métier qui vise à protéger les gens, sauver des vies, se dépasser soi-même. Nous, nous ne sauvions d’autres vies que les nôtres ; nous protégions quand nous le pouvions, et nous essayions juste de courir plus vite que la mort. Je peux enfin disparaître si tu ne reconnais pas les outils de la guerre. Tu n’imagines pas combien ton ignorance me fait plaisir. »

Je contemplais l’objet ouvert sur la table ; je savais maintenant son usage simple, suggéré par sa forme.

« Mon ignorance vous fait plaisir ?

— Oui. Elle me soulage, comme si la prophétie de mon oncle s’accomplissait : nous allons pouvoir en finir. La dernière fois que je l’ai vu, c’était en prison. Cela a duré quelques minutes, on m’avait fait entrer dans sa cellule, on nous a laissés seuls, on ne m’a pas regardé en face au moment de tourner les clés et de pousser les portes. Il était condamné à mort, à l’isolement, mais il y avait la loi et il y avait la fidélité. On m’a fait entrer pour que je le voie une dernière fois, on m’a dit de faire vite et de ne jamais rien dire. Il regrettait de ne plus avoir avec lui son exemplaire de l’Odyssée. Il savait le poème par cœur à ce moment-là, il en avait enfin fini avec la tâche de l’apprendre, mais il aurait voulu le sentir à portée de main, comme pendant les vingt ans qui venaient de s’achever. Là, à la prison, nous n’avions pas grand-chose à dire sur les événements, un haussement d’épaules suffisait à exprimer l’effondrement de tout, ou bien il aurait fallu une vie entière de récriminations ; alors il m’a parlé de l’Odyssée, et de sa fin. À la fin, Ulysse et Pénélope ont le “bonheur de retrouver leur couche et ses droits d’autrefois”. Et, lorsqu’ils ont joui des plaisirs de l’amour, ils s’adonnent aux plaisirs de la parole. Mais cela ne s’achève pas ainsi. Ulysse doit repartir avec sur l’épaule la rame bien polie d’un navire. Quand il parviendra dans un lieu où on lui demandera pourquoi il a sur l’épaule une pelle à grains, quand il sera assez loin pour qu’on n’ait plus idée de ce qu’est la rame d’un navire, il pourra s’arrêter, planter la rame dans le sol comme un arbre, et rentrer chez lui mourir de vieillesse, paisiblement.

« Mon oncle s’attristait de ne pas connaître cette fin d’apaisement et d’oubli, quand les outils ne seraient plus reconnus. À ce moment-là, tout le monde tuait tout le monde. Tout le monde avait appris à tuer et s’attendait à l’être. Les armes circulaient dans Alger, tout le monde en avait, tout le monde s’en servait. Alger était un chaos, un labyrinthe de sang, on s’entretuait dans les rues, dans les appartements, on torturait dans les caves, on jetait des cadavres à la mer, on les enterrait dans les jardins. Et tous ceux qui fuyaient en France apportaient des armes dans leurs pauvres bagages, emportaient le souvenir terrifié de toutes les armes qu’ils avaient vues. Ils les reconnaîtraient leur vie durant, ils n’oublieraient rien, cela ferait autour de leur cœur une cage trop étroite qui l’empêcherait de battre. Nous ne retrouverons la paix que quand tout le monde aura oublié cette guerre de vingt ans où l’on enseignait le piège, le meurtre, et la douleur infligée, comme autant de techniques de bricolage. Mon oncle savait qu’il ne connaîtrait pas cette paix, il n’en aurait pas le temps. Il avait fini d’apprendre son livre, et il savait que c’était la fin. Nous nous sommes dit adieu et je suis sorti de sa cellule, on a fermé la porte et on m’a raccompagné sans me regarder.

« Mon oncle a été fusillé le lendemain pour haute trahison, complot contre la République, tentative d’assassinat du chef de l’État. Tentative, a-t-on précisé, car ils l’ont raté, ils ont tout raté. Je m’étonne encore que des types aussi efficaces en d’autres circonstances aient pu agir avec un tel amateurisme. Dans cette insurrection de la fin, la seule chose qu’ils ont su faire a été de tuer des gens au hasard. Ils n’ont su qu’augmenter la terreur générale, désigner des coupables plus ou moins au hasard et les flinguer ; ils se sont mêlés de politique et n’ont su accomplir que l’acte politique le plus primaire et le plus stupide, faire l’usage le plus imbécile de la force : le coup de pied au chien, la balle dans la tête du premier venu. Dans le désespoir de la fin on tuait des gens qui passaient par là. Ils ont obtenu l’ignominie, le gâchis, leur mort et celle des autres. On ne détourne pas le fleuve du temps en lui lançant des cailloux, on ne le ralentit même pas ; ils ne comprenaient plus rien. »

Il se redressa un peu, grimaça, tint sa hanche. Eurydice pleine de sollicitude passa sa main fine et tavelée sur sa cuisse. Il fallait que je lui demande maintenant. Il m’avait appris à peindre et raconté son histoire ; je connaissais les modulations de son souffle et le grain de sa voix. Il fallait que je lui demande quel était ce tourment qui le suivait partout, où qu’il aille, ce tourment qui lui vrillait la hanche depuis tant d’années, cette blessure persistante que personne ne veut plus connaître dans ce monde où lui ne vivait presque plus, et où moi je vivrais encore.

« Monsieur Salagnon, lui demandai-je enfin, vous avez torturé ? »

Elle me regardait, mon cœur, à côté de moi. Elle retenait son souffle. Au bout du couloir le couteau oscillait pendu à un clou, il luisait d’une couleur rouge qui pouvait être du cuir, la lumière du soir, ou du sang séché. Salomon me sourit. Qu’il sourie à ce moment-là était la pire réponse qu’il puisse faire. Tu frémissais à côté de moi, mon cœur, tes yeux, tes lèvres, trois taches dans une auréole de duvet de cygne.

« Ce n’est pas le pire que nous ayons fait.

— Mais quoi de pire ? » me récriai-je, d’un cri aigu.

Il haussa les épaules, il me parlait avec douceur, il était patient.

« Maintenant que cette guerre est finie, celle qui a duré vingt ans et a occupé ma vie, on ne parle plus que de la torture. On cherche à savoir si elle a existé, ou bien on la nie ; on cherche à savoir si l’on a exagéré, ou pas, on désigne qui l’aurait pratiquée, ou pas. On ne pense plus qu’à ça. Ce n’est pas le problème. Cela ne l’était pas.

— Je vous parle de torture ; et vous me dites que c’est un détail ?

— Je ne parle pas de détail. Je dis que ce n’est pas le pire que nous ayons fait.

— Mais alors, quoi ? quoi le pire ?

— Nous avons manqué à l’humanité. Nous l’avons séparée, alors qu’elle n’a aucune raison de l’être. Nous avons créé un monde où selon la forme du visage, selon la façon de prononcer le nom, selon la manière de moduler une langue qui nous était commune, on était sujet ou citoyen. Chacun consigné à sa place, cette place s’héritait, et elle se lisait sur les visages. Ce monde, nous avons accepté de le défendre, il n’y a pas de saloperie que nous n’ayons faite pour le maintenir. Du moment que nous avions admis l’immense violence de la conquête, faire ceci ou cela n’était plus que des états d’âme. Il ne fallait pas venir ; je suis venu. Nous nous sommes tous comportés comme des bouchers, nous tous, les douze adversaires dans cette atroce mêlée. Chacun était viande à maltraiter pour tous les autres, nous découpions, nous frappions avec n’importe quelle arme jusqu’à réduire les autres en charogne. Nous essayions parfois d’être chevaleresques, mais cela ne durait pas plus que d’en avoir l’idée. Que l’autre soit ignoble garantissait notre raison ; notre survie dépendait de notre séparation, et de leur abaissement. Alors nous détections les accents, nous riions des noms, nous placions les visages en catégories auxquelles nous affections des actes simples : arrestation, soupçon, liquidation. En gros, nous simplifiions : eux, et nous. »

Salagnon s’agitait. Il ne pouvait pas vraiment s’arrêter, parce que ce qu’il disait lui était apparu année après année, et il n’avait jamais eu personne à qui le dire. Non pas que l’on n’en dise rien, au contraire, cette guerre tout le monde la raconte, mais cela produit un vacarme de plaintes et de haines auquel on ne comprend rien. Les places de victimes et de bourreaux s’y échangent en permanence parmi les douze protagonistes de l’atroce mêlée, et dans le groupe social où j’ai grandi, on avait admis sans y regarder de près que Salagnon et ses semblables avaient été les pires. Le prétendu silence autour de la guerre de vingt ans fut un tohu-bohu, une ronde sans fin dont tout le monde se mêlait, et qui tournait, et qui évitait toujours le centre du problème. Si là-bas était chez nous, qui étaient ceux qui vivaient là-bas ? Et s’ils vivent ici, qui sont-ils maintenant ? Et nous, alors ?

Victorien et Eurydice, âgés de bien plus d’un siècle à eux deux, restaient serrés l’un contre l’autre, frêles et ridés, deux souvenirs du XXe siècle dont nous entendions, elle et moi, elle à côté de moi, la respiration un peu sifflante, courants d’air dans des papiers qui s’envolent.

« La pourriture coloniale nous rongeait. Nous nous sommes tous comportés de façon inhumaine car la situation était impossible. Il n’est que dans nos bandes armées que nous nous comportions avec un peu du respect que chacun doit à l’homme pour rester un homme. Nous nous serrions les coudes, il n’y avait plus d’humanité générale, simplement des camarades ou de la viande adverse. En prenant le pouvoir, nous voulions cela : organiser la France comme un camp de scouts, sur le modèle des compagnies sanglantes qui erraient dans la campagne en suivant leur capitaine. Nous imaginions une république de copains, qui serait féodale et fraternelle, et qui suivrait l’avis du plus digne. Cela nous paraissait égalitaire, souhaitable, exaltant, comme quand nous étions tous ensemble à nettoyer nos armes autour d’un feu dans la montagne. Nous étions naïfs et forts, nous prenions un pays entier pour une compagnie de garçons battant la campagne. Nous avions été l’honneur de la France en ces temps où l’honneur se mesurait à la capacité de meurtre, et je ne comprends pas exactement où tout a disparu.

« Nous étions des aigles ; mais tout le monde l’ignorait car nous étions vêtus de camouflage, à quatre pattes dans les buissons, ou couchés derrière des cailloux. Et nos adversaires n’étaient pas à notre hauteur. Non pas par leur courage, mais par leur aspect. Qu’ils nous vainquent, et on s’extasiait que de petits hommes pauvres puissent nous vaincre ; que nous les vainquions, et l’on se moquait de notre tableau de chasse trop facile, fait de petits hommes pauvres, mal habillés, mal armés, allongés côte à côte devant nous en uniforme. Nous étions des aigles, mais n’avons pas eu la chance d’être foudroyés comme l’aigle allemand, l’aigle de la Chancellerie qui bascule broyé sous les bombes, et s’écrase au sol. Nous avons été des aigles englués, comme des oiseaux de mer dont le plumage craint l’huile ; quand l’huile noire se répand sur l’eau, ils se rabougrissent, ils finissent d’une mort ignominieuse, où l’étouffement le dispute au ridicule. Le sang versé a coagulé, nous dedans ; cela nous donne un aspect atroce.

« Et pourtant, nous avons sauvé l’honneur. Nous nous sommes relevés, nous avons retrouvé la force dont nous avions manqué ; mais nous l’avons appliquée ensuite à des causes confuses, et finalement ignobles. Nous avions la force, nous l’avons perdue, nous ne savons pas exactement où. Le pays nous en garde rancune, cette guerre de vingt ans n’a fait que des perdants, qui s’invectivent à voix basse d’un ton fielleux. Nous ne savons plus qui nous sommes.

— Tu exagères, Victorien, dit Eurydice d’une toute petite voix. Ce n’était pas si mal, la vie là-bas. Les grands colons étaient rares, nous étions pour la plupart de petites gens. Nous nous croisions peu mais nous nous entendions bien. Nous vivions entre nous, et eux entre nous.

— Eurydice, l’interrompis-je, vous entendez ce que vous dites ?

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, rougit-elle.

— Mais si ! On dit toujours ce que l’on veut dire.

— On se trompe parfois. Les mots sortent tout seuls.

— C’est qu’ils étaient là ; comme une pierre sous le sable qui fait dévier la roue, et on sort de la route. Vous avez dit ce qui était, Eurydice : vous entre vous, et eux entre vous, tout le temps, jour et nuit, eux qui vous obsèdent et vous détruisent, qui détruisent votre vie par leur présence, car vous avez détruit leur vie, par votre présence, et ils n’ont plus nulle part où aller.

— Tu exagères. Nous nous entendions bien.

— Je sais. Tous les pieds-noirs le disent : ils s’entendaient bien avec leur femme de ménage. Je comprends ce que dit Victorien, maintenant : le drame de l’Algérie n’est pas la torture, mais de bien s’entendre ou non avec sa femme de ménage.

— Je ne l’aurais pas dit comme ça, dit-il amusé, mais c’est bien ce que je pense.

— On peut toujours débattre de la colonie, continuai-je, et cela pendant longtemps. On choisira un camp, ou l’autre, on se jettera à la tête les réalisations et les injustices, on équilibrera les travaux publics avec un décompte minutieux des violences. La conclusion que chacun en tirera sera la confirmation de sa première idée : l’échec tragique d’une bonne cause, ou l’ignominie persistante d’une faute originelle. À ceux qui récusent leur droit à l’existence, les habitants de la colonie répondent toujours qu’ils s’entendaient bien. Ils ne peuvent pas plus : la colonie permet au mieux de s’entendre avec sa femme de ménage, que l’on appelle par son prénom, ce qu’elle n’osera jamais faire à moins de le faire précéder de “madame”. Quand elle va bien, la colonie permet à des gens très humains, très respectueux, habités des meilleurs sentiments du monde, de regarder avec gentillesse un petit peuple coloré auquel ils ne se mélangent pas. La colonie permet juste un paternalisme affectueux, assuré par le plus simple des critères : la ressemblance héréditaire. Voilà à quoi l’on parvient quand tout le monde y met du sien : bien s’entendre avec sa femme de ménage, et les enfants l’adorent, mais on l’appellera toujours par son prénom.

« Comment vouliez-vous faire vivre trois départements français avec leur préfecture, leurs postes, leurs écoles, trois départements comme ici avec leurs monuments aux morts, leurs cafés remplis à l’heure de l’apéritif, leurs rues ombragées de platanes pour jouer aux boules, comment voulez-vous faire vivre ces trois départements avec dedans huit millions d’invisibles qui essaient de ne pas faire trop de bruit pour ne pas déranger ? Huit millions de bergers, de cireurs de chaussures, de femmes de ménage, qui n’ont pas de nom, et pas de lieu, huit millions de pharmaciens, d’avocats et d’étudiants aussi, mais qui n’ont pas davantage où aller, et qui seront les premiers à subir la violence quand il s’agira de bien séparer ce qui est nous de ce qui est eux. Camus, qui s’y connaissait, donne l’image parfaite de l’Arabe : il est toujours là dans le décor, sans rien dire. Quoi que l’on fasse on tombe dessus, il est là et finit par gêner ; il obsède comme une nuée de phosphènes dont on ne se débarrasse pas, il trouble la vision ; on finit par tirer. On est finalement condamné parce qu’on ne se repent pas, on chassait les phosphènes d’un geste de la main, mais l’opprobre général est un soulagement. On a fait ce que chacun désirait, et il faut payer maintenant, mais cela a été fait. La violence de la situation est telle qu’il faut des sacrifices humains réguliers pour apaiser la tension qui sinon nous détruirait tous.

— J’ai bien eu raison de te raconter ce que je t’ai raconté », dit Salagnon.

Eurydice me regardait avec un tremblement des lèvres. Elle voulait me répondre, mais ne savait pas exactement quoi. Ceci pouvait être une atteinte, encore une, à son droit d’être.

« Ne vous méprenez pas, Eurydice. Je vous connais à peine, mais je tiens à votre existence. Vous êtes là, et on a toujours raison d’être. Je trouve tragique que l’Algérie française ait disparue. Je ne dis pas “injuste”, ni “dommage”, mais “tragique”. Elle existait, fut créée, quelque chose fut créé où l’on vivait, et il n’en reste rien. Qu’elle fût fondée sur la violence, sur l’injustice de la séparation des races, sur un prix humain ignoble payé chaque jour, ne la diminue en rien, car l’être n’est pas une catégorie morale. L’Algérie française était ; elle n’est plus. C’est tragique pour un million de personnes effacées de l’Histoire sans avoir le droit de dire leur tristesse. C’est tragique pour soixante-quatorze députés qui se levèrent à l’Assemblée et sortirent pour n’y plus revenir car ils ne représentaient plus rien. C’est tragique pour le million d’Algériens qui vivaient en France, que l’on appelait Musulmans pour les différencier de ceux, Français, qui vivent en Algérie, et à qui on retira la nationalité française car un autre pays s’était créé au loin. La confusion des noms était totale. On renomma. Tout devint clair. Mais on ne savait plus de quoi on parlait. Et les jeunes gens d’ici, qui ressemblent à ceux de là-bas, à qui on n’accorde pas ici l’être plein et entier du fait d’un héritage confus, veulent qu’on les appelle musulmans, comme là-bas auparavant, mais sans majuscule ; cela leur donnerait une dignité en remplacement de celle qu’on leur refuse. La confusion est totale. La guerre est proche, elle nous soulagerait. La guerre soulage car elle est simple.

— Une simplicité que je ne souhaite plus, marmonna Salagnon.

— Alors il faut réécrire l’Histoire, l’écrire volontairement avant qu’elle ne se gribouille d’elle-même. On peut gloser sur de Gaulle, on peut débattre de ses talents d’écrivain, s’étonner de ses capacités de mentir-vrai quand il travestit ce qui gêne et passe sous silence ce qui dérange ; on peut sourire quand il compose avec l’Histoire au nom de valeurs plus hautes, au nom de valeurs romanesques, au nom de la construction de ses personnages, lui-même en premier lieu, on peut ; mais il a écrit. Son invention permettait de vivre. Nous pouvions être fiers d’être de ses personnages, il nous a composés dans ce but, être fiers d’avoir vécu ce qu’il a dit, même si nous soupçonnions qu’au-delà des pages qu’il nous assignait existait un autre monde. Il faut réécrire, maintenant, il faut agrandir le passé. À quoi bon remâcher quelques saisons des années quarante ? À quoi rime cette identité nationale catholique, cette identité de petites villes le dimanche ? À rien, plus rien, tout a disparu ; il faut agrandir.

« Nous nous sommes brisés en ne reconnaissant pas l’humanité pleine de ceux qui faisaient partie de nous. On a ri de n’avoir pas osé nommer “guerre” ce que l’on évoquait comme “les événements”. On a cru que parler de “guerre” marquerait la fin de l’hypocrisie. Mais dire “guerre” renvoie là-bas à l’étranger, alors que ces violences avaient bien lieu entre nous. Nous nous comprenions si bien ; on ne s’entretue bien qu’entre semblables.

« Les violences au sein de l’Empire nous ont brisés ; les contrôles maniaques aux frontières de la nation nous brisent encore. Nous avons inventé la nation universelle, concept un peu absurde mais merveilleux par son absurdité même, car des hommes nés à l’autre bout du monde pouvaient en faire partie. Qu’est-ce qu’être français ? Le désir de l’être, et la narration de ce désir en français, récit entier qui ne cache rien de ce qui fut, ni l’horreur, ni la vie qui advint quand même.

— Le désir ? dit Salagnon. Cela suffirait ?

— Cela vous a bien suffi. Lui seul rapproche. Et tous les voiles noirs qui le cachent sont haïssables. »

Elle me regardait, mon cœur, alors que je parlais, je savais qu’elle me regardait pendant tout ce que je disais, alors quand j’eus fini, je me tournai lentement vers elle et je vis ces trois lueurs intenses dans un nuage de duvet de cygne, je vis ses yeux qui brillaient dans la lumière du soir, et ses lèvres pleines qui me souriaient. Je posai ma main sur la sienne qui venait à ma rencontre, et nos deux mains si bien appariées se serrèrent et se tinrent sans plus se lâcher.

Nous nous levâmes enfin, et nous saluâmes avec affection Victorien et Eurydice qui nous avaient accueillis chez eux, et nous partîmes. Ils nous accompagnèrent jusqu’à la porte, ils restèrent en haut des trois marches, sous la marquise de verre toute rouge de la lueur du soir. Pendant que nous traversions leur jardin sec où ne poussait pas grand-chose, tous les deux ils nous suivaient des yeux en souriant, son bras à lui passé par-dessus son épaule, et elle nichée contre lui, bien serrée. Au moment d’ouvrir le portail pour en sortir, je me retournai pour les saluer de la main, et je vis qu’Eurydice sur son épaule, souriante, pleurait de tout ce que nous avions dit.

 

Nous rentrâmes ; nous prîmes le bus vers l’ouest, nous traversâmes à nouveau Voracieux-les-Bredins, mais dans le bon sens, dans le sens de l’urbanité, vers la ville-centre. Le soleil en ses derniers instants plongeait au bout de l’avenue, dans l’alignement exact de la tranchée de ciment bondée de voitures, de camions et de bus, tous lents, tous puants, tous grondants, tous crachant leurs fumées, et ils vaporisaient un gros nuage de cuivre sale et chaud. Lyon n’est pas si grand mais nous sommes nombreux à vivre là, serrés, dans le chaudron urbain qui mijote, et dedans les courants humains se déplacent comme des coulées organiques, s’étalent dans les rues, s’enroulent autour des bouches de métro qui les aspirent en lents tourbillons infiniment plastiques. Nous avons de la chance de disposer d’un grand chaudron urbain où tout se mélange. Les gens montaient et descendaient du bus, ils empruntaient notre moyen de transport, et j’ose user du possessif seulement parce que nous y avions trouvé place quelques arrêts auparavant. Ils sont si nombreux, les gens, bien que Lyon ne soit pas très grand, nous sommes si serrés dans le bus qui brandigole dans l’avenue de cuivre sale, nous partageons le même plancher qui vibre, nous aspirons le même air chaud, épaule contre épaule, et en chacun d’entre nous, dans cette boîte en fer qui nous transporte, qui roule au pas sur l’avenue orientée vers le couchant, qui traverse lentement le nuage de cuivre éblouissant, en chacun d’entre nous vibre la langue en silence selon la tonalité propre au français. Chacun, je peux le comprendre sans effort, ce qu’il dit j’en saisis le sens avant même d’en identifier les mots. Nous sommes serrés les uns contre les autres et je les comprends tous.

Il faisait chaud dans le bus qui allait vers l’ouest, enveloppé des gaz que le soleil en ses derniers instants illuminait de cuivre rouge ; nous étions assis, mon cœur, car nous étions montés avant les autres, nous mijotions assis dans la gamelle de cuivre avec tous les autres qui montaient, descendaient, empruntaient comme nous le moyen de transport, nous étions tous dans le chaudron urbain posé là, aux bords du Rhône et de la Saône, nous avons de la chance qu’il soit posé là car en lui se crée la richesse, infinie richesse issue du chaudron magique, chaudron jamais vidé d’où il sort davantage que ce qu’on y met ; en lui tout se mélange, tout se recrée, nous nous mélangeons, la précieuse soupe mijote et change, toujours diverse, toujours riche, et la cuiller en bois qui la brasse est le vit. Le sexe nous rapproche et nous unit ; les voiles que l’on tend pour dissimuler cette vérité-là sont haïssables.

Ceci devrait suffire.

Je ne t’ai pas quittée des yeux de tout le trajet du retour ; je ne me lassais pas de la beauté de ton visage, de l’harmonie des courbes de ton corps. Tu le savais bien que je te regardais, et tu me laissais faire en affectant de suivre ce qui se déroulait par la fenêtre, avec un léger sourire sur tes lèvres rouges, frémissantes, toujours au bord de me parler, et ce sourire pendant que je te regardais était, dans le domaine des signes, l’équivalent de m’embrasser en permanence.

 

L'Art Français De La Guerre
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